
Pierre Restany
La vérité est la vertu de la grandeur, 1987
C'est à ce double décodage que nous invite la grande peinture de Celnikier. L'opération visuelle débouche sur la méditation mentale, le plaisir esthétique sur la mémoire de la douleur.
C'est ce savant dosage qui rend l'approche de cette peinture humainement supportable. C'est le talent pictural qui rétablit la permanence de l'homme au sein du gouffre infernal.
Dans une préface qu'il avait consacrée à une exposition parisienne de Celnikier en 1969, l'historien d'art Waldemar George écrivait quelques phrases bouleversantes :
« Je demande aux visiteurs de l'exposition de la Galerie Granoff de se recueillir devant certains tableaux et, notamment, devant l'apocalypse de Prague. En effet, Isaac Celnikier n'est pas un artiste semblable aux autres artistes. Son œuvre est un acte de foi. Elle représente pour ceux qui défendent la peinture et sa pérennité un immense espoir. »
En effet, Isaac Celnikier n'est pas un artiste comme les autres. Ces œuvres majeures font désormais partie du patrimoine de l'humanité. Le témoin aura rempli son rôle.
Il n'y a plus rien à dire à ce sujet si ce n'est d'émettre le vœu qu'il soit donné à l'artiste suffisamment de force, de santé et d'énergie pour accomplir quelques étapes supplémentaires sur la voie de destin, déjà marquée par de superbes jalons. Mais rien ne peut être définitif dans l'existence d'un peintre qui se veut totalement peintre parce qu'il ne peut être que peintre.
Celnikier est un stupéfiant graveur et dessinateur qui a su assumer avec une éblouissante précision, dans la fraîcheur du trait, les chroniques quotidiennes de la vie à Auschwitz. Ses gravures sur l'Holocauste constituent un journal documentaire unique et sans précédent.
Le peintre Celnikier n'est pas seulement un grand mythologue de l'histoire. Face à sa vision cosmique et l'événement, il assume en parallèle un regard perçant sur l'espace ambiant. Ce sont les paysages de Jérusalem ou du Midi de la France, ce sont aussi les extraordinaires portraits de femmes au moyen desquels il traduit son attachement sensuel à la vie.
Contrairement à ce que mon analyse pourrait peut-être laisser croire au lecteur, je ne fais aucunement la différence entre sujets "majeurs" et "mineurs" dans l'œuvre de Celnikier. Ses autoportraits ou ses portraits de femmes constituent l'ouverture profonde de l'artiste au monde. Ils témoignent de la spontanéité et de la générosité de son instinct vital. Celnikier ne serait pas ce qu'il est s'il n'était pas amoureux de ses modèles, s'il n'avouait pas de façon simple et sublime la tentation de la chair.
Ainsi, par le relais des sens et de l'amour, la vie pénètre la substance même de l'œuvre et se réincarne dans la sérénité de l'espoir. Et sans doute la vraie grandeur de Celnikier réside dans ce cri d'humanité profonde. Parce qu'il sait être homme, profondément et simplement, le témoin Celnikier, lorsqu'il est tourmenté par le frisson de la mémoire, devient entièrement prophète.
Oui, Celnikier n'est pas un peintre comme les autres. Ce peintre du drame et de l'horreur a su maintenir la mesure de l'homme au fond du désespoir. Et c'est pour cela qu'au-delà de l'indignation et de ces inévitables anecdotes, l'Holocauste a trouvé en Celnikier le plus lucide et le plus positif des témoins : un humaniste de l'espoir.
Devant une toile comme Kaddish, on ne peut s'empêcher de reprendre à rebours la prière des morts et de la scander comme un chant d'éternel espoir.
Voilà l'humaine beauté du témoignage de l'Holocauste : la mémoire, dans un tel cas, se laisse prendre au piège de la peinture.
La vérité est la vertu de la grandeur.
Pierre Restany, né en 1930 et décédé en 2003, était un critique d'art français influent et fondateur du mouvement du Nouveau Réalisme en 1960. Il a largement contribué à la reconnaissance d'artistes comme Yves Klein et a joué un rôle clé dans l'organisation d'expositions marquantes. Restany a aussi exploré le rapport entre l'art et la société industrielle, publiant des ouvrages significatifs sur l'art contemporain et la notion d'« objet-plus ». Sa contribution à l'art post-guerre en France a été si significative qu'Andy Warhol l'a décrit comme « un mythe ».